Souvenir de la Jérusalem des Balkans

Souvenir de la Jérusalem des Balkans

Le 27 janvier 2022, lors de la journée annuelle internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, nous avons souhaité rendre hommage à la communauté juive de Thessalonique et aux liens étroits qu’elle a su tisser avec la France.

Thessalonique, surnommée « Madre de Israel » en ladino ou « Jérusalem des Balkans » en français, fut, pendant des siècles, un centre majeur de la communauté juive d’Europe. Si quelques Romaniotes vivaient déjà dans la ville avant le XVᵉ siècle¹, c’est en 1492, lorsque les Sépharades sont chassés d’Espagne, qu’arrivent la majorité des familles juives, dont l’installation est bien accueillie, voire encouragée par l’Empire ottoman. Au fil des ans, la population juive deviendra majoritaire, participant du nouvel équilibre démographique, confessionnel et linguistique de Salonique, aux côtés, principalement, des chrétiens orthodoxes et des musulmans.

Dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, la communauté connait un grand essor intellectuel et spirituel, porté par la création, dès 1873, des écoles de l’Alliance israélite universelle (AIU, organisation philanthropique siégeant à Paris), à l’initiative de Moïse Allatini², membre de son comité central. C’est à cette période que se tissent véritablement les liens entre la communauté juive de Thessalonique et la France. L’éducation de qualité dispensée en français dans ces écoles attire des familles de toutes les communautés, si bien que leurs effectifs connaissent une progression fulgurante, passant, entre 1873 et 1908, de 200 élèves (tous garçons) à plus de 2 000 répartis entre ses sept établissements, dont quatre sont alors dédiés à l’instruction des filles. On s’y imprègne de la langue, mais aussi de la culture française : les manuels utilisés sont, pour la plupart, ceux de l’école laïque française façon Jules Ferry, et les lectures font la part belle à Voltaire, Rousseau, Hugo ou Jules Verne.

Mais la participation de la bourgeoisie juive francophone au rayonnement de la France et du français dépasse le seul domaine éducatif, s’étendant en particulier à ceux de la presse et du commerce. Le Journal de Salonique, premier organe francophone de la ville, créé par plusieurs personnalités juives locales et tiré à 1 000 exemplaires, contribue ainsi à vanter les mérites du modèle français sur tous les sujets, de la mode parisienne à l’affaire Dreyfus – qui passionne les Saloniciens –, en passant par le procédé cinématographique Lumière.

Les lieux de débat, cercles, clubs et associations, où le français domine, participent également au façonnement d’une Salonique moderne, ouverte aux idées et aux styles de vie européens ; vers 1910, Salonique compte deux loges maçonniques francophones regroupant près de 200 membres, majoritairement issus de la communauté juive – à l’instar du célèbre Joseph Nehama, intellectuel issu des écoles de l’AIU, auteur de nombreux travaux historiques et d’un remarquable Dictionnaire du judéo-espagnol³.

Cette effervescence ne résiste cependant pas aux changements majeurs qui surviennent dans les décennies suivantes : l’équilibre politique et ethnique de la ville se trouve drastiquement modifié à la suite de l’intégration de Thessalonique à l’État grec en 1912, et des échanges de populations avec la Turquie après la Catastrophe d’Asie mineure de 1922. Dès lors, la communauté juive, qui représentait plus de la moitié de la population (80 000 Juifs parmi les 150 000 habitants) de Thessalonique à la veille de la Première Guerre mondiale, n’est plus majoritaire. À la même période, le vaste incendie de 1917 porte par ailleurs un coup important à cette communauté : les trois quarts des habitations juives, situées dans la partie est du centre-ville, sont détruites, laissant 52 000 personnes sans domicile, et le nouveau partage de la ville scelle la disparition du quartier juif et des synagogues historiques, qui ne seront pas reconstruites. Après cette lourde épreuve, dans le climat d’exacerbation progressive du nationalisme grec et de l’antisémitisme en Europe, beaucoup de Juifs décident d’émigrer, et se tournent en particulier vers la France, parce qu’ils connaissent sa langue et sa culture, ont déjà des liens dans le pays, et la perçoivent, pour beaucoup, comme un pays de cocagne. Au total, près de 20 000 Juifs saloniciens s’établiront en France.

C’est donc sans surprise que l’on retrouve aujourd’hui, dans la population française, de nombreux descendants des grandes familles juives saloniciennes. Parmi les plus illustres figurent le clan Dassault, descendant de Moïse Allatini⁴, ou l’empire Danone, créé par le Salonicien Isaac Carasso, qui émigra en France et créa la marque en référence au surnom de son fils, Danon (petit Daniel). Patrick Modiano, écrivain lauréat du prix Nobel de littérature 2014, est quant à lui issu des fameux Modiano (dont Saul fut un éminent banquier de la ville et Elie un architecte fécond⁵). Citons encore l’intellectuel et sociologue Edgar Morin, l’ancien président de la République française Nicolas Sarkozy, ou la créatrice de mode Diane von Fürstenberg.

Les liens entre la France et la communauté juive de Salonique demeurent donc vivaces. Ils sont en partie liés à la mémoire et entretenus par des personnalités francophones actives, comme l’historienne Rena Molho ou le président de la Communauté juive historique de Thessalonique et vice-président du Congrès juif mondial David Saltiel.

Il faut rappeler ici que la Jérusalem des Balkans fut l’une des communautés les plus dévastées par la violence de la période nazie : la destruction totale, fin 1942, du cimetière juif du centre-ville – le plus important d’Europe, avec ses 300 000 tombes – contribua à déposséder la communauté sépharade de son passé historique, et les déportations massives qui débutèrent en 1942 conduisirent dans les camps de la mort la quasi-totalité (96%) des 55 000 Juifs qui peuplaient la ville au début des années 1940. A peine 2 000 personnes survécurent à la Shoah.

L’École française de Thessalonique, qui accueillit un grand nombre d’élèves juifs, en particulier après le grand incendie de 1917, contribue à l’indispensable travail de mémoire. Une plaque se trouve à l’entrée du bâtiment, en hommage aux enfants juifs de l’école qui furent déportés. Une action pour retrouver des survivants ayant suivi leur scolarité à l’école ou leurs descendants a également été entreprise récemment.

Faire revivre par la mémoire cette communauté juive de Thessalonique, qui a tissé tant de liens avec la France, demeure, pour nous, un devoir majeur.

¹ Comme en atteste la présence du tombeau de Benjamin au sein de l’université Aristote, qui serait le plus ancien site archéologique juif de Thessalonique.

² Voir la Chronique du Jeudi « D’Allatini à Dassault – Une saga née à Thessalonique » (6ᵉ paragraphe).

³ Une contribution notable a récemment été apportée à cet ouvrage par Michel Azaria, qui a publié un Vocabulaire français/judéo-espagnol, intitulé El Nehama al reverso, permettant de traduire les mots de judéo-espagnol du dictionnaire de Joseph Nehama vers le français.

Voir la Chronique du Jeudi « D’Allatini à Dassault – Une saga née à Thessalonique ».

⁵ Au sujet d’Elie Modiano, se référer à la Chronique du Jeudi « L’influence française sur l’architecture de Thessalonique » consacrée à l’influence française sur l’architecture de Thessalonique (6ᵉ paragraphe).

 

Source des illustrations : Archives de l’École française de Thessalonique | Musée ethnologique de Thrace (ΕΜΘ) | BnF Gallica | Journal de Salonique

 

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